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J’en vins à comprendre que chaque pouvoir possède trois aspects : un aspect physique, que l’on perçoit dans les créations de Ravage et de Sauvegarde ; un spirituel, dans l’énergie invisible qui est omniprésente dans l’ensemble du monde ; et un cognitif dans les esprits qui contrôlent cette énergie.
Mais ce n’est pas tout. Il y a bien d’autres choses, que je ne comprends pas encore.
Vous devriez les tuer.
Vin leva les yeux lorsqu’elle entendit deux gardes passer devant la porte de sa cellule. La voix de Ravage présentait un avantage : elle avait tendance à la prévenir quand des gens étaient à proximité, même si elle lui ordonnait toujours de les tuer.
Une partie d’elle se demandait, en fait, si elle était folle. Après tout, elle voyait et entendait des choses que les autres ne percevaient pas. Toutefois, si elle était folle, elle n’aurait aucun moyen de s’en apercevoir. Elle décida donc simplement d’accepter ce qu’elle entendait et de passer à autre chose.
En réalité, elle s’était parfois réjouie de la voix de Ravage. Ravage excepté, elle était seule dans la cellule. Tout était silencieux. Même les soldats ne parlaient pas – sans doute sur les ordres de Yomen. Par ailleurs, chaque fois que Ravage parlait, elle avait le sentiment d’apprendre quelque chose. Par exemple, elle avait appris qu’il pouvait soit se manifester en personne soit l’affecter de loin. Quand sa présence effective ne se trouvait pas avec elle dans la cellule, ses paroles étaient bien plus simples et vagues.
Si l’on prenait par exemple l’ordre qu’il lui donnait de tuer les gardes. Elle ne pouvait pas obéir à cette suggestion, pas de l’intérieur de la cellule. Ce n’était pas tant un ordre spécifique qu’une tentative de modifier ses intentions. Encore un aspect qui lui rappelait l’allomancie, capable d’exercer une influence générale sur les émotions des gens.
Une influence générale…
Une idée la traversa soudain. Elle se concentra et s’aperçut – effectivement – qu’elle percevait toujours les mille koloss qu’Elend lui avait laissés. Ils se trouvaient toujours sous son contrôle, au loin, obéissant aux ordres généraux qu’elle leur avait donnés auparavant.
Pouvait-elle les utiliser d’une manière ou d’une autre ? Livrer un message à Elend peut-être ? Les pousser à attaquer la ville pour la libérer ? Tandis qu’elle y réfléchissait, ces deux plans paraissaient voués à l’échec. Les envoyer à Fadrex reviendrait à les faire tuer, ainsi qu’à mettre en danger tous les plans d’attaque potentiels qu’avait mûris Elend. Elle pouvait les envoyer chercher Elend, mais ça reviendrait sans doute à les faire tuer par les gardes du camp, qui redouteraient qu’ils soient pris de folie sanguinaire. Par ailleurs, que leur demanderait-elle de faire s’ils atteignaient Elend ? Elle pouvait leur ordonner d’accomplir certaines actions, comme attaquer ou soulever quelqu’un, mais elle n’avait jamais rien essayé d’aussi délicat que leur ordonner de prononcer certains mots.
Elle tenta de former ces mots dans sa tête et de les transmettre aux koloss, mais ne perçut en retour que leur confusion. Elle allait devoir y travailler un peu plus. À la réflexion, elle se demandait si transmettre un message à Elend serait vraiment la meilleure façon de les utiliser. Ainsi, Ravage serait informé d’un outil potentiel dont il n’avait peut-être pas remarqué qu’elle le possédait.
— Je vois qu’il vous a enfin trouvé une cellule, dit une voix.
Vin leva les yeux et le vit alors. Toujours sous l’apparence de Reen, Ravage se tenait auprès d’elle dans la petite cellule. Il maintenait une posture bien droite et la dominait en hauteur d’un air presque bienveillant. Vin s’assit sur sa couchette. Elle n’avait jamais pensé que, de tous ses métaux, ce serait le bronze qui lui manquerait le plus. Quand Ravage revenait lui rendre visite « en personne », brûler du bronze lui permettait de percevoir sa présence par l’intermédiaire des pulsations et l’avertissait qu’il arrivait, même lorsqu’il ne lui apparaissait pas.
— Je dois avouer que vous m’avez déçu, Vin, déclara Ravage.
Il employait la voix de Reen, mais lui insufflait une impression… d’âge. De sagesse tranquille. La nature paternelle de cette voix, associée au visage de Reen et à sa propre connaissance du désir de détruire de cette créature, était dérangeante.
— La dernière fois que vous avez été capturée et enfermée sans métaux, poursuivit Ravage, il ne s’était pas écoulé une nuit avant que vous assassiniez le Seigneur Maître et renversiez l’empire. À présent, vous êtes tranquillement enfermée depuis… une semaine ?
Vin ne répondit pas. Pourquoi venir me narguer ? Est-ce qu’il espère apprendre quelque chose ?
Ravage secoua la tête.
— Je pensais que vous auriez au moins tué Yomen.
— Pourquoi est-ce que sa mort vous intéresse tellement ? demanda Vin. Il me semble qu’il est de votre côté.
Ravage secoua la tête, mains serrées derrière le dos.
— Vous ne comprenez toujours pas, je vois. Vous êtes tous de mon côté, Vin. Je vous ai créés. Vous êtes mes outils – chacun d’entre vous. Zane, Yomen, vous, votre cher empereur Venture…
— Non. Zane était à vous, et Yomen est dans l’erreur de toute évidence. Mais Elend… il va se battre contre vous.
— Mais il ne peut pas, répondit Ravage. C’est ce que vous refusez de comprendre, mon enfant. Vous ne pouvez pas me vaincre car, par la simple action de vous battre, vous servez mes desseins.
— Les hommes mauvais vous aident, peut-être, déclara Vin. Mais pas Elend. C’est quelqu’un de bien, et même vous, vous ne pouvez pas le nier.
— Vin, Vin. Pourquoi ne pouvez-vous pas comprendre ? Ce n’est pas une question de bien ou de mal. La moralité n’entre même pas en ligne de compte. Les gens bien sont aussi prompts à tuer pour ce qu’ils veulent que les gens mauvais – seuls les objets de leur désir sont différents.
Vin se tut.
Ravage secoua la tête.
— Je passe mon temps à essayer de vous l’expliquer. Ce processus dans lequel nous sommes engagés, la fin de toute chose – ce n’est pas un combat, mais une simple culmination d’inéluctabilité. Un homme est-il capable de créer une montre qui ne finisse par s’arrêter ? Imaginez-vous une lanterne qui ne finisse par s’éteindre ? Toutes les choses ont une fin. Envisagez-moi comme un gardien – celui qui surveille la boutique et s’assure que les lumières sont éteintes, que tout est nettoyé, quand vient l’heure de la fermeture.
L’espace d’un instant, il la fit douter. Il y avait une certaine vérité dans ses paroles, et les changements qu’elle avait constatés dans le paysage ces dernières années – et qui avaient commencé avant même que Ravage soit libéré – la poussaient à s’interroger.
Cependant, quelque chose la dérangeait dans cette conversation. Si ce que disait Ravage était totalement vrai, pourquoi l’intéressait-elle ? Pourquoi revenir lui parler ?
— Dans ce cas, j’imagine que vous avez gagné, dit-elle tout bas.
— Gagné ? demanda Ravage. Vous ne comprenez pas ? Je n’avais rien à gagner, mon enfant. Les choses se produisent comme elles le doivent.
— Je vois, répondit Vin.
— Oui, peut-être, en effet, admit Ravage. Je crois que vous en êtes capable. (Il se retourna et se mit à marcher en silence d’un côté de la cellule vers l’autre.) Vous faites partie de moi, vous savez. Magnifique destructrice. Efficace et brutale. De tous ceux que j’ai pris lors de ces mille brèves années, vous êtes la seule que je pense capable de me comprendre.
Eh bien, se dit Vin, il jubile ! C’est pour ça que Ravage est ici – parce qu’il veut s’assurer que quelqu’un comprenne ce qu’il a accompli ! Il y avait dans les yeux de Ravage une lueur d’orgueil et de victoire. C’étaient des émotions humaines, que Vin pouvait comprendre.
Ce fut alors que Ravage cessa d’être une chose dans son esprit pour devenir une personne.
Vin se mit à penser – pour la première fois – qu’elle pouvait trouver un moyen de le vaincre. Il était puissant, peut-être même incompréhensible. Mais elle avait vu de l’humanité en lui, et cette humanité pouvait être trompée, manipulée, brisée. Peut-être Kelsier avait-il tiré la même conclusion en regardant dans les yeux du Seigneur Maître, cette nuit fatale où il avait été capturé. Elle avait enfin le sentiment de le comprendre, ainsi que ce qu’il avait dû éprouver en entreprenant une tâche aussi hardie que la défaite du Seigneur Maître.
Mais Kelsier avait eu des années pour tout planifier, se dit-elle. Alors que moi… Je ne sais même pas de combien de temps je dispose. Pas très longtemps, je dirais. Alors même qu’elle y réfléchissait, la terre se remit à trembler. Les murs se mirent à vibrer, et Vin entendit des gardes jurer dans le couloir lorsque quelque chose tomba et se brisa. Quant à Ravage… il semblait en pleine extase, les yeux clos, la bouche entrouverte et l’air ravi tandis que le bâtiment et la ville s’ébranlaient.
Le silence finit par retomber. Ravage ouvrit les yeux et la toisa.
— Cette tâche qui est la mienne, Vin, c’est une affaire de passion. Une affaire d’événements dynamiques ; de changement ! C’est pourquoi vous m’êtes si importants, votre Elend et vous. Les gens passionnés sont des gens capables de détruire – car la passion d’un homme n’est jamais réelle jusqu’à ce qu’il prouve ce qu’il est capable de sacrifier pour elle. Va-t-il tuer ? Partir en guerre ? Renoncer à tout ce qu’il possède, au nom de ce dont il a besoin ?
Ravage n’a pas tant le sentiment d’avoir accompli quelque chose, se dit Vin, que d’avoir triomphé. Malgré ce qu’il affirme, il a le sentiment d’avoir gagné – d’avoir vaincu quelque chose… mais qui ou quoi ? On ne représenterait pas un véritable adversaire face à une force comme Ravage.
Une voix du passé sembla murmurer à ses oreilles, provenant de longtemps auparavant. Quelle est la première règle de l’allomancie, Vin ?
Les conséquences. Actions et réactions. Si Ravage avait le pouvoir de détruire, il devait y avoir quelque chose qui s’opposait à lui. Forcément. Ravage possédait un contraire, un adversaire. Ou du moins, il l’avait possédé.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? demanda Vin.
Ravage hésita et se tourna vers elle, sourcils froncés.
— Votre contraire, dit-elle. Celui qui vous a empêché autrefois de détruire le monde.
Ravage garda le silence un long moment. Puis il sourit, et Vin y lut quelque chose de glaçant. Une certitude d’avoir raison. Vin faisait effectivement partie de lui. Elle le comprenait.
— Sauvegarde est mort, répondit Ravage.
— Vous l’avez tué ?
Ravage haussa les épaules.
— Oui, mais non. Il a cédé une partie de lui-même pour façonner une cage. Son agonie a duré plusieurs milliers d’années, mais à présent, il a disparu. Et le marché se concrétise enfin.
Sauvegarde, se dit Vin tandis qu’une pièce d’un gigantesque ensemble se mettait en place avec un déclic. Le contraire de Ravage. Une force pareille n’aurait pas pu détruire son ennemi, parce qu’elle représentait le contraire de la destruction. Mais l’emprisonnement, ce serait dans ses pouvoirs.
Et cet emprisonnement a pris fin lorsque j’ai renoncé au pouvoir du Puits.
— Vous voyez donc l’inéluctable, déclara doucement Ravage.
— Vous ne pouvez pas créer vous-même, n’est-ce pas ? demanda Vin. Le monde, la vie. Vous ne pouvez pas créer, seulement détruire.
— Lui non plus ne pouvait pas créer, répondit Ravage. Seulement sauvegarder. La sauvegarde n’est pas la création.
— Et donc, vous avez collaboré.
— Avec une promesse des deux côtés, répondit Ravage. Ma promesse était de travailler avec lui pour vous créer – une forme de vie capable de penser et d’aimer.
— Et sa promesse à lui ? demanda Vin, redoutant de connaître la réponse.
— De me laisser finir par vous détruire, répondit doucement Ravage. Et je suis venu chercher ce qu’il avait promis. Le seul intérêt de créer quelque chose est de le regarder mourir. Telle une histoire qui doit s’acheminer vers sa conclusion, ce que j’ai fait ne sera pas accompli pleinement jusqu’à ce qu’arrive sa fin.
Ça ne peut pas être vrai, songea Vin. Sauvegarde. S’il représente réellement un pouvoir dans l’Univers, il ne peut pas avoir été détruit, n’est-ce pas ?
— Je sais ce que vous pensez, dit Ravage. Vous ne pouvez pas vous assurer le pouvoir de Sauvegarde. Il est mort. Il ne pouvait pas me tuer, voyez-vous. Seulement m’emprisonner.
Oui. J’ai déjà compris cette partie-là. Vous n’êtes vraiment pas capable de lire mes pensées, n’est-ce pas ?
Ravage poursuivit :
— C’était un acte ignoble, je dois dire. Sauvegarde a tenté de fuir notre marché. Vous n’appelleriez pas ça un acte maléfique ? Comme je vous le disais, le bien et le mal ont peu à voir avec le ravage et la sauvegarde. Un homme mauvais protégera ce qu’il désire aussi sûrement qu’un homme bon.
Mais quelque chose empêche Ravage de détruire le monde immédiatement, se dit-elle. Malgré tout son discours sur les histoires et les fins, ce n’est pas une force qui attendrait le moment « approprié ». Il y a autre chose, qui m’échappe.
Qu’est-ce qui le retient ?
— Je suis venu vers vous, dit Ravage, parce que je veux au moins que vous observiez. Que vous sachiez. Car elle est arrivée.
Vin s’anima.
— Quoi donc ? La fin ?
Ravage hocha la tête.
— Dans combien de temps ? demanda Vin.
— Des jours, répondit Ravage. Mais pas des semaines.
Vin éprouva un frisson lorsqu’elle comprit quelque chose. Il était venu vers elle, se dévoilant enfin, parce qu’elle était captive. Il pensait que l’humanité n’avait plus aucune chance. Il croyait avoir gagné.
Ce qui signifie qu’il existe une manière de le vaincre, songea-t-elle avec détermination. Et cette manière m’implique. Mais je ne peux pas le faire ici, ou il ne serait pas venu se vanter.
Ce qui signifiait qu’elle devait se libérer. Et vite.